Les Utopiques, n°8 (été 2018)
La loi sur les signes religieux à l’école en 2004 ou les réactions aux attentats en 2015 ont montré que depuis longtemps la gauche et l’extrême gauche sont traversées par des tensions, des divisions, que la « question laïque » ne saurait résumer. Il y a des camarades qui disent, non sans raisons, que le problème du racisme dans la société n’a pas suffisamment été traité, il y en a (pas toujours les mêmes) qui dénoncent la progression des idées communautaristes de ce que mes amis moyen-orientaux appellent la « regressive left », et il y a comme une impossibilité d’associer les points de vue, toute tentative de conciliation ou de synthèse étant vouée à finir en vœux hors-sol. C’est dans ce contexte de balkanisation croissante du milieu militant qu’un stage de SUD éducation 93 avait provoqué de nouvelles crispations en novembre dernier, les échos en ayant été atténués par autocensures suite aux menaces de répression du ministre et à son ingérence dans le contenu d’un stage syndical. C’était notre polémique, ce ne devait pas devenir un précédent qui menacerait l’indépendance syndicale.
Ce stage contenait deux ateliers d’une demi-journée, chacun en « non mixité » raciale, réservés aux enseignants « racisé-e-s», une nouveauté je crois dans le syndicalisme en France. Pendant le deuxième, les « enseignant-e-s blanc-he-s » étaient invités dans un autre atelier à « interroger nos représentations et nos postures dominantes ». Est-ce la meilleure façon de discuter du racisme qu’en atelier où l’on sélectionne les participants au faciès ? N’était-ce pas l’entrée dans le syndicalisme d’un débat (le « racialisme », la théorie des premiers concernés et du « pouvoir blanc ») qui était resté jusque-là cantonné à un milieu assez restreint ? Des intervenants comme Marwan Muhammad (soutien de Tariq Ramadan) et Nacira Guenif (qui déclare que « espèce de juif » utilisé comme insulte n’a rien d’antisémite) ont aussi surpris, sinon choqué. En janvier, Solidaires Étudiant-e-s Paris 7 en remettait une couche en écrivant à la présidente de l’Université Diderot pour demander l’annulation d’une lecture-débat du texte de Charb Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes.
Quelques mois plus tard, le dernier numéro des Utopiques décide d’aborder cette thématique dans un dossier « Antiracisme et question sociale » : « Les débats au sein du mouvement social sont, ces dernières années, particulièrement vifs au sujet de l’antiracisme. Plusieurs épisodes récents sont venus nous le rappeler ; l’un des derniers en date étant « l’affaire » du syndicat SUD Éducation de Seine-Saint-Denis qui a directement touché l’union syndicale Solidaires. Nous faisons le pari qu’il est possible d’avoir un débat argumenté dès lors qu’il s’appuie sur des expériences concrètes. »
Annick Coupé et Pierre Khalfa écrivent ainsi : « Les idées portées par l’intégrisme religieux, quel qu’il soit, sont effectivement contraires à toute perspective d’émancipation, plus particulièrement encore celle des femmes »; et « c’est en promouvant pratiquement dans la réalité sociale les valeurs de solidarité, d’égalité et de justice sociale, c’est par l’éducation quotidienne à l’égalité entre les femmes et les hommes que sera asséché le terreau des intégrismes ». Trois militants de SUD Industrie : Julien Gonthier, Francky Poiriez et Jérôme Lorton, considèrent, avec une voix assez discordante par rapport à d’autres contributions : « Dans Solidaires, et plus largement au sein du syndicalisme progressiste, la lutte contre l’extrême droite, les discriminations, les racismes, l’homophobie… fait consensus. Qui viendrait en effet dire le contraire, alors que ces positions sont partagées par tous nos militant.es et adhérent.es ? Mais elles se heurtent malheureusement au principe de réalité. Partir du réel pour aller à l’idéal, comme le disait Jaurès, exige de regarder en quoi le mouvement syndical est parfois pris dans un étau. (…) Le troisième obstacle, enfin, c’est lorsque certaines organisations avec lesquelles nous nous retrouvons sur l’essentiel et partageons les mêmes combats, portent des positions totalement contraires sur la laïcité. Comment fédérer les salarié.es, créer un sentiment fort d’unité, quand des communautarismes et relativismes culturels prennent comme terrain de jeux des organisations syndicales ou politiques pour faire progresser des idées minoritaires, sans débat démocratique par ailleurs ? Et nous entraînent parfois dans des réunions unitaires les plus larges possibles… avec des organisations qui n’ont rien à voir, justement, avec les valeurs que nous défendons. Ce fut le cas, malheureusement, lors du stage « syndical » de SUD Éducation 93, qui pensait lutter contre les discriminations… en organisant des stages discriminants, en instaurant un nouveau concept sociologique venu tout droit des États-Unis et qui ne fait pas consensus (les « racisés ») et par l’organisation « d’ateliers en non-mixité raciale ». Des intervenant.es infréquentables comme des militant.es du Collectif de lutte contre l’islamophobie étaient présent.es ».
Christian Mahieux estime qu’ « on peut combattre politiquement les religions, dont la musulmane, et dénoncer les campagnes haineuses et discriminantes lancées en partie sous ce prétexte » (…). Pourquoi nier que du racisme « anti-arabe » on a glissé vers un racisme « anti-musulman » ? C’est bien cette catégorie, réelle ou supposée, qui est dénoncée comme globalement incompatible avec « l’identité nationale ».
Ces questions sont délicates, complexes et non exemptes d’instrumentalisation. Un pluralisme des opinions au sein du syndicalisme n’a rien d’anormal. C’est une difficulté de toute organisation, syndicale ou pas, de faire vivre le pluralisme interne, tout en garantissant une cohésion et une parole collective audible. Lorsque certains, comme SUD éducation 93, poussent le bouchon « trop loin », c’est-à-dire bien au-delà de ce qui est acceptable par une partie de l’organisation, et de surcroît le font en mettant ladite organisation devant le fait accompli, les conditions d’un débat serein ne se trouvent pas facilitées. Dans ce contexte, le dernier numéro des Utopiques ne s’en sort pas si mal. Nous y avons par ailleurs apprécié l’image de couverture du premier numéro de La Révolution prolétarienne en 1925, illustrant un article de Christian Mahieux et Pierre Zarka, ce dernier ancien dirigeant du PCF « converti » à l’autogestion.
S.J. du site Révolution Prolétarienne. https://revolutionproletarienne.wordpress.com/2018/09/06/n-802-septembre-2018/